-Il est minuit et tout va bien !
-Hélas.
-Qu'est-ce que vous dites, Compagnon ?
-Rien, Colonel, rien.
-Mais si, dites moi donc. Vous savez, c'est mauvais de garder quelque chose pour soi. Ça donne de la bile, même. Ma grand mère le disait toujours, tenez ; et elle est morte dans son lit !
-Holà, les dieux m'en préservent ! Personnellement, Colonel, j'dors toujours avec un œil ouvert. Comme ça, si la mort elle passe dans le coin, je pourrais la voir et m'en aller avant qu'elle se souvienne de moi. Furtif, hop.
-Je ne vois pas le problème de mourir peinard après une longue vie passée à travailler.
-Ah, Colonel, c'est que j'sais bien. Si vous le voyiez, vous savez ce qui se passerait ?
-De ?
-Bah vous seriez un vrai guerrier, et pas juste une petite estafette toute contente de gueuler qu'il est minuit et que tout va bien en agitant sa clochette. Un mercenaire tout juste bon à rassurer le bon bourgeois !
-Mais ?! Je peux savoir ce qui vous prend ? Je suis votre supérieur !
-Seulement sur le papier. Je suis citoyen de Lor'Fiuj, ancien combattant d'avant le Cataclysme et géant parmi les Livs ! Osez seulement me regarder de haut et je vous ferais mettre dehors, mercenaire !
-Je ne laisserai pas dire une chose pareille !
-Arh, arh, un peu de virilité sous cette cuirasse brillante, à la bonne heure ! En garde !
-MAIS VOUS POUVEZ PAS LA FERMER PUTAIN ?!
-OUAIS ! PARFAITEMENT ! LE GUET, IL FERAIT MIEUX DE LAISSER LES BRAVES GENS DORMIR ! VOYOUS !
-Non mais y'a pas de soucis, vous pouvez venir auss...
-Cassos !
-Eh ! Mais lâche-moi, vil faquin ! Arh, arh, comme ça on craint la foule, hein ! Bien d'un apatride, ça, que d'la gueule ! Aïeuh, tire pas les poils comme ça, ça fait vachement mal n'empêche...
-... Ta gueule !
-NON, VOS GUEULES ! Passe moi l'arbalète, Mary.
Un sifflement ; foutrement bien ajusté, à croire que j'suis pas le seul vétéran de la place, arh, arh. Je plonge pour esquiver le carreau, le Colonel accroché à ma tignasse. Eh. J'lui sauve la vie et il boude encore ! Rien à faire, ces Ishara, ils ont beau faire des trucs chouettes et avoir la peau dure, ils sont trop... j'sais pas. Éthérés. Pas assez vivants. Mourir dans son lit, hein ! La blague.
On court dans les rues, pistables même à l'aveugle grâce à la petite clochette du colonel qui balance contre sa ceinture. On nous avait dit de patrouiller un peu à l'intérieur des murs parce qu'il y a eu une recrudescence des cambriolages. Mais on final, on se dit qu'on était pas si mal sur les chemins de ronde et les tours, et que c'est aussi bien de guetter l'ennemi qui vient du dehors.
Aaaah, le dehors ! Un jour, je trouverai un truc. Une boisson fortifiante, une matière tellement chaude qu'elle serait capable de conserver la moindre étincelle de chaleur du corps ! Et alors, j'irais me promener, foutre le boxon d'un peu partout ; puis après, quand j'aurais fait le tour, j'commencerai à prêcher ; à dire comment c'était bien d'avoir un espace vaste rien qu'à soi. Qu'on s'unisse tous pour se battre contre le destin, qu'on se batte pour rattacher notre carré de terre au monde d'en-dessous qui doit bien continuer à vivre d'une manière ou d'une autre ! J'arrive pas à comprendre qu'on s'encroute avec la certitude de la mort ; pour peu qu'on s'reproduise de trop. Arh, arh. Faut dire qu'il faut vivre vieux pour penser large. Plus on vit longtemps, plus on risque de s'ennuyer, et plus on se projette dans le futur. Et plus on y pense, plus on se dit qu'on tiendra pas deux siècles à vivre du bout des doigts, sans autre projet que s'adapter à une foutue fatalité qu'on s'est même pas posé la question d'savoir si ça en était une.
…
…
-Aaaah le dehors !
-Plait-il ?
-J'ai pensé tout haut. Arh, arh.
-Ne recommence pas tes conneries !
-Quelles conneries ? C'est la nuit étoilée qui me rend nostalgique, c'est tout !
-De... ouais, non, en fait je veux pas savoir.
-Et t'as plus envie de t'battre non plus ?
-La ferme.
-Quelle tristesse. Un bras de fer, alors ?
-Non ! Et assez de familiarités ! Retournez à votre poste, Compagnon !
-Roooh, ces militaires modernes, tous les mêmes. Aucun panache, aucune classe, que de l'égo.
J'vais m'amuser à tirer des flèches sur cet arbre, là-bas tiens. Faudrait pas que j'perde mon adresse.
…
Si y'a quelqu'un qui passe pendant que j'tire ? Boarf. Il passe jamais personne. A la limite, c'est un test. Si l'cosmos a quelque chose contre moi, j'le saurais.